Editions de l’Olivier 2018
« Un Ailleurs existentiel »
Vous éprouvez le sentiment d’avoir suivi dans votre vie le chemin que votre destinée vous
avait tracé sans avoir été réellement acteur de celle-ci. Cette prise de conscience vous
interpelle, et vous fait réfléchir sur le sens de votre vie.
Vous vous demandez si vous n’auriez pas pu « faire ou être autrement ». Vous avez œuvré
dans l’univers de « l’avoir » et vous avez négligé le « être » ou inversement peut-être.
Quels autres personnages auriez-vous pu devenir ?
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FORET OBSCURE, de Nicole KRAUSS, vous plonge dans cette recherche à travers deux
personnages qui subissent chacun de leur côté une certaine métamorphose à des âges
différents et, semble-t-il, pour des raisons différentes.
D’abord, un riche américain juif, nommé Epstein, vivant à New-York qui, sur la fin de sa
vie, décide de se débarrasser de toute sa fortune et de retourner en Israël.
Sa fille disait « Une espèce de dérive avait fini par s’opérer…le début de sa transformation
coïncidait avec sa perte d’intérêt pour le plaisir…il tournait le dos à ses acquisitions d’une
exquise beauté. Il lui manquait ce qu’il fallait pour harmoniser l’ensemble ou, du moins,
n’en avait-il plus l’ambition… ».
Ensuite, une romancière d’une quarantaine d’année, Nicole, l’auteure probablement qui,
se posant de nombreuses questions sur sa vie et sa place dans le monde, sur son couple
aussi, décide de quitter New-York pour retourner en Israël et plus précisément à l’hôtel
Hilton de Tel Aviv sur les traces de sa jeunesse et de ses racines.
Elle en disait : « Mon mari et moi nous étions éloignés l’un de l’autre…. Chacun à sa
manière, nous avions fini par comprendre que nous ne croyions plus dans notre mariage.
Mais nous ne savions que faire de cette prise de conscience, de la même façon que l’on ne
sait que faire de la conscience, par exemple, que la vie après la mort n’existe pas».
La métamorphose commença chez Epstein par une vive émotion ressentie à la lecture
d’une œuvre d’un poète israélien d’origine polonaise, testament d’un homme face à Dieu,
écrit alors qu’il avait 27 ans. Il avait été saisi par ce témoignage de vie axée sur l’amour des
autres.
En ce qui le concernait, son ami Schloss disait « A 27 ans, lui-même était aveuglé par son
ambition, son appétit de succès, de richesse, de sexe, de beauté, d’amour, et de toutes
sortes de grandeurs, mais aussi de réalité quotidienne, de tout ce qui était visible,
reniflable, palpable . Qu’elle eût été sa vie s’il s’était tourné avec la même intensité vers
l’univers spirituel ? Pourquoi s’était-il si totalement fermé à lui ? »
Quant à Nicole, le déclic fut tout d’abord, l’analyse de l’évolution de son couple en
perdition, suivi par une perte d’envie d’écrire. Elle avait l’impression d’être le spectateur
de sa vie et d’avoir un jugement froid et désincarné d’une situation à laquelle elle
n’adhérait plus. Cet état fut accompagné par une sorte de dédoublement, une sensation
d’être en même temps ici et ailleurs.
« J’avais l’impression que le premier plan et l’arrière-plan s’étaient inversés et que ce que
j’avais réussi à voir était ce que l’esprit refoule normalement, à savoir, l’infinie étendue
d’incompréhension qui entoure le minuscule îlot de ce que nous sommes capables de
saisir ».
Cette phase d’interrogations l’entraîna vers des idées saugrenues qui, à ce jour, ne sont
pas reconnues, ni applicables, les dernières théories concernant le multiunivers.
Ces 2 personnages, à mi-chemin entre le réel et l’irréel, vont donc partir à la recherche de
ce qu’ils sont réellement, de leurs racines et d’un endroit où ils se trouveront en paix avec
eux-mêmes.
Mais, une fois arrivés en Israël, nos deux protagonistes connaitront-ils une certaine forme
de sérénité ? Ou tout au moins, un début de réponse à leurs tourments ?
Nicole s’installe tout d’abord à l’Hôtel Hilton de Tel-Aviv et rencontre, à la demande d’un
ami de ses parents, Eliezer Friedman, professeur de littérature à l’Université et ancien du
Mossad. Elle évoque avec lui ce sentiment de bien-être qu’elle éprouve dans cette ville.
« J’étais plus à l’aise avec les gens d’ici qu’avec les américains, parce ce que tout était
accessible, que peu de choses étaient cachées ou occultées, que tout le monde adorait
s’intéresser aux propos des autres, aussi incohérents et intenses fussent-ils, et que cette
ouverture, cette immédiateté, me donnaient l’impression d’être plus vivante et moins
seule. L’impression, je suppose, qu’une vie authentique était plus envisageable ici
qu’ailleurs ? Bien des choses, possibles en Amérique, ne l’étaient pas en Israël, seulement
en Israël, on ne pouvait pas ne rien ressentir, ne rien susciter, marcher dans la rue sans
exister. »
Lui, évoque l’écriture en général puis, celle de Nicole, ainsi que les premiers textes de la
littérature hébraïque avant d’évoquer le point de départ pour lequel il avait sollicité
l’écrivaine et qui sous-tendra d’ailleurs sa transformation jusqu’à son retour dans sa
famille : l’histoire de Kafka, et surtout une partie des documents de celui-ci, non publiés,
et tenus secrets par les descendants de Max Brod qui avaient sauvé en 1939, une partie de
son œuvre. Quel était l’objectif de Friedman ? Pourquoi a-t-il confié ce secret à Nicole ?
Quant à Epstein, il s’installe aussi à l’Hôtel Hilton. Malgré sa volonté de se défaire de tout
bien matériel et de se diriger vers un monde plus spirituel, il avait toujours du mal à croire
ce qu’il ne pouvait pas voir ou vérifier par lui-même.
« Mais, depuis peu, il s’était aperçu que ses jambes avançaient d’elles-mêmes, contre son
instinct. C’est ce qui lui semblait si étrange. Se sentir bouger contre sa volonté. Contre ses
plus profondes convictions… …»
Il s’occupa à cibler les institutions auxquelles il pourrait léguer les biens qui lui restaient et
retrouva le rabbin Klausner qu’il avait croisé dans une manifestation organisée pour la paix
au proche Orient à New york. C’est » bashert », le destin en hébreu ! Celui-ci l’amena
partager le Shabbat au Guilgoul, lieu spirituel, qu’il avait reconstruit. GUILGOUL, référence
dans la Kabbale, à la transmigration de l’âme.
Epstein quittait peu à peu son état de belligérance permanent.
Autrefois, « II avait pratiqué la défense et l’attaque. Avait dormi avec son arme sous son
oreiller et s’était réveillé prêt à poursuivre la joute. Ses journées ne débutaient
officiellement qu’à partir du moment où il se trouvait en désaccord avec quelque chose ou
quelqu’un. Mais lui y voyait un signe de bonne santé. De vitalité. Voire de créativité, quel
que fût le caractère dévastateur des conséquences. Cela l’avait toujours galvanisé, jamais
épuisé ! »
En train de renaître, Epstein loua un appartement, face à la mer, avec le strict minimum
pour vivre.
« Epstein se tenait face à la mer, torse nu et débordant de vitalité, d’une liberté d’oiseau,
convaincu qu’il comprenait enfin ce à quoi avaient abouti tous ces renoncements, tous ces
dons…Ses journées devinrent nébuleuses. La frontière entre l’eau et le ciel avait disparu, la
frontière entre le monde et lui……A la tombée de la nuit, il sortait se promener, agité, en
attente, perdu dans les rues étroites, jusqu’au moment où, tournant un coin de rue et
tombant de nouveau sur la mer, il se retrouvait sans peau. »
Suivez l’errance de ces deux êtres !
Ces deux « aliyas » vécues en parallèle sont accompagnées par le personnage de Kafka qui
est non seulement au cœur d’une énigme mais qui apporte toute sa dimension littéraire,
par les allers retour constants entre la fiction et la réalité et une réflexion sur le destin juif
et l’existence même d’Israël.
L’accomplissement de soi, la métamorphose, le fantastique, la réalité qui se confond avec
la fiction sont les ingrédients de ce roman « Kafkaïen » illuminé par les couleurs éclatantes
des paysages du bord de mer à Tel Aviv.
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Ce roman est intéressant pour qui s’intéresse aux tourments de l’âme en général, et plus
particulièrement, dans le cadre de celui-ci, à l’âme juive, aux questions existentielles et au
rapport ambigu que l’on peut avoir avec soi-même.
Ce roman est riche dans sa description de l’ambiance et des paysages de la région de Tel
Aviv
Les adeptes de Kafka seront eux aussi pris par l’énigme concernant sa fin de vie, et la
reprise des thèmes chers à leur auteur favori.
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Compléments de réflexion
L’auteure : extrait « Le Monde » du 06/09/2018 à propos de Nicole Krauss
« De Nicole Krauss, née à New York en 1974, on savait peu de chose, en France,
jusqu’en 2006. Seulement qu’elle avait publié, en 2002, un premier livre, Man Walks into a
Room, non traduit, et qu’elle était l’épouse de l’écrivain Jonathan Safran Foer, dont elle a
divorcé depuis (en 2014). C’est avec L’Histoire de l’amour (Gallimard, Prix du meilleur livre
étranger 2006) que Krauss a surgi sur la scène littéraire, s’imposant d’emblée comme une
romancière de premier plan. Dans cette construction superbe, que minait le souvenir de la
Shoah, ses personnages tentaient tous de surmonter une perte, un deuil, un exil… mais
s’égaraient toujours plus dans le dédale de ses « ruines circulaires » à la Borges. Même
chose dans La Grande Maison (L’Olivier, 2011), où un architecte fou a édifié un bâtiment
métaphorique de la mémoire.
« Forêt obscure » est son troisième roman.
Commentaire de MH