Editions Le Livre de Poche 2016
« Un ailleurs visionnaire »
Il faut disposer d’un moral au « beau fixe » pour aborder cette lecture
bouleversante, éprouvante par sa description de la misère sociale, du combat pour la
survie face au chagrin et à la méchanceté. Cependant, de ce roman, s’échappe l’espoir,
puisque même dans la noirceur, peut se construire une certaine solidarité, une entraide
féminine.
Sandrine Collette est un écrivain à vocation féminine -et non « féministe » comme
elle le dit elle-même- qui délivre un message de solidarité, illustrant la force des femmes.
Elle se définit comme une observatrice, une lanceuse d’alerte en présentant le destin brisé
de personnages volontairement ordinaires pour qui tout peut basculer à tout moment.
« ….il y a une histoire dans ce qui l’a amenée à la Casse, comme toutes les autres
filles en vérité, un agrégat de destins rognés, de trajectoires atrophiées, des existences qui
auraient pu être belles et que quelque chose, à un moment, a obligées à dérailler . Et ce
n’est pas une curiosité morbide qui les fait s’écouter les unes les autres, et boire leurs
paroles et écarquiller les yeux, mais une sidération chaque fois renouvelée, comment cela a
été possible- comment ces vies-là ont dû basculer un jour sans autre solution envisageable,
par quel tour de passe-passe, par quel dieu joueur. »
Les larmes noires sur la terre dresse le parcours d’une jeune femme que ses mauvais choix
vont conduire aux portes de l’enfer. Moe vit heureuse à 20 ans dans son île natale. Mais
elle rencontre un homme dont elle s’éprend et qu’elle suit à Paris en espérant vivre une
belle histoire d’amour. Les promesses se transforment en coups, Paris sera remplacée par
une vie campagnarde, Moe sera méprisée pour sa couleur de peau et, 6 ans plus tard, sans
amis, sans travail, elle finira par s’enfuir avec son nourrisson.
« Car ici, au pays…elle s’était trouvée méprisée, méfiée, mal aimée. Entendait
traîner les mots dans son sillage, quand elle marchait dans la rue. L’étrangère. La colorée.
C’qu’y nous a ramené là. …. Ici, on ne lui demande rien, on préfère la débiner sans lui avoir
jamais adressé la parole. Mérite pas. Qu’elle aurait dû rester à l’autre bout du monde avec
ceux de sa race. Et la messe est dite. »
Désespérée, déracinée, sans appui, Moe cherchera à rentrer dans son île, à acheter un
billet d’avion. Refusant de céder aux avances de ses employeurs, elle finira à la rue. Elle est
repérée et récupérée par les services sociaux qui patrouillent dans les rues françaises, et
amenée de force dans un centre d’accueil, la « Casse », une ville énorme, un bidonville,
dans lequel les miséreux sont logés dans de vieilles carcasses de voitures. Une véritable
prison en plein air dans laquelle on enferme les miséreux dont on ne veut plus.
« Qui a eu un jour l’idée de cette étonnante et terrifiante filière de recyclage,
donner une deuxième vie- et quelle vie ! – à ces vieilles guimbardes, personne ne s’en
souvient. Quelle société ruinée a oublié qu’elle s’était bâtie sur des générations d’entraide
et de solidarité, quelles églises ont baissé les bras, quels hommes sont nés, pour qu’un tel
projet voie le jour ? Les pauvres, ils n’en veulent plus. Ont assez de leurs problèmes de
chaque jour. Quelque chose s’est forgé en eux, la vague conviction que tout est justifié et
que l’on n’y peut rien, le sentiment coupable et soulagé d’être à l’abri, la colère envers
ceux à qui ils doivent la création de ces lieux pour lesquels il faut payer encore un peu plus
de taxes.
Pour Moe et son petit, ce sera une 306 grise.
« Devant la 306, ignorant les voitures voisines et les gens qui l’observent, elle pose
ses sacs. Les portières ne sont pas verrouillées. Ses pauvres affaires à la merci de n’importe
quel chapardage, et elle jette un œil à l’intérieur en espérant que les sièges soient intacts,
sent le poids des regards sur elle, dans son dos, sur le petit, mais elle a marché tête basse
jusqu’à la carcasse, rien observé des autres, ou à la dérobée peut-être, les cinq voitures
disparates autour d’elle, les cinq épaves, le quartier 304. »
Dans sa ruelle vivent cinq femmes qui vont l’accueillir et incarner un peu d’espoir. Il y a
surtout Ada, une vieille afghane qui connaît la puissance des herbes et soigne les femmes,
puis Poule, la survivante des attentats parisiens du 13 novembre 2015. La misère s’acharne
sur des personnages que la vie a déjà suffisamment punis, on leur enlève toute existence
en les déshumanisant.
« On ne peut pas prendre des décisions uniquement sur des chiffres. Ce sont des
humains qui vivent ici, pas des pourcentages. Des individus. Pas des moyennes ! »
Ce roman est une expérience littéraire qui broie le cœur ; il n’a rien à voir avec un
thriller malgré son intégration à la collection « Sueurs froides ». Temporellement situé vers
2049, il s’ancre cependant dans notre réalité puisque certains évènements historiques sont
évoqués. Ce qui domine, c’est la tristesse, un sentiment de révolte, d’injustice face à ces
femmes qui basculent de Charybde en Scylla. On s’indigne de voir ces pauvres âmes
déshumanisées, parquées dans une casse, qui n’est pas sans rappeler les camps de
concentration. La société se débarrasse de ses miséreux comme l’Allemagne nazie le faisait
pour les juifs, les homosexuels.
« La ville est construite comme ces villages de vacances qui s’étalent le long d’une
interminable route ovale, avec des dizaines de petites rues desservant les bungalows serrés
les uns contre les autres. Sauf qu’ici, les maisons sont remplacées par des voitures, et il n’y
a pas de plage. Mais il y a un barrage, un magnifique ouvrage d’art qui empêche que les
habitants s’enfuient- car l’envie les prend souvent, au début. Pour faciliter la surveillance
sans doute, la ville est encastrée dans le lit de la rivière, surplombée par ce barrage
hydraulique que tous savent être une barrière infranchissable. »
C’est un conte noir, dont l’univers de princesses abimées nous pousse à réfléchir à la
tolérance envers les laissés pour compte et aux extrémités auxquelles pourraient se livrer
certains gouvernements : fuir son pays est rarement un choix ludique. Ce roman remue
notre conscience ; le huis clos poignant qui ne cesse de s’aggraver au fil des pages, fait
naitre notre indignation face au sort réservé à ceux qui nous dérangent.
Si vous appréciez qu’un roman vous fasse réfléchir, n’hésitez pas, entrez dans l’univers de
Collette. Car, on discerne aussi une lueur d’espoir dans cette noirceur. Des femmes unies
mettent en commun leurs ressources et essaient d’échapper à cette déchetterie humaine ;
dans ce microcosme coupé du monde, survit cependant l’espoir en la solidarité humaine.
Commentaire de DG