EUGENIA de Lionel Duroy

eugenia

Editions Julliard

« Un ailleurs historique et géographique »

 Tout individu s’interroge sur le comportement des humains dans les tourments de l’histoire. Qu’il soit plus ou moins actif ou passif, ce comportement a une influence décisive sur le déroulement de celle-ci. Vous vous demandez comment un individu peut faire preuve envers ses semblables d’ignominie et de barbarie. Vous vous interrogez aussi sur le niveau de sa capacité à la résistance face à la barbarie.

Aussi, accompagnez  Jana, dans l’œuvre de Lionel DUROY, « EUGENIA » , qui relate l’histoire de la Roumanie entre 1935 et 1945, avant et pendant la 2èmeguerre mondiale,  à travers le regard et le ressenti de cette jeune femme, étudiante en lettres.

Celle-ci vit à Jassy, petite ville au centre de la Moldavie roumaine, au sein d’une famille commerçante. Elle partage son quotidien avec ses deux frères, Stefan et Andreï, un père, très optimiste, une mère timorée en proie à une inquiétude permanente. Une famille « normale », aimante, mais qui semble avoir développé, comme la plupart des roumains en 1935, un sentiment de rejet des juifs installés dans leur pays et auxquels la Roumanie avait accordé la nationalité roumaine en 1919.

 « Nous avions intégré qu’ils étaient profondément différents de nous, soit immensément riches, soit misérables…………Bien sûr, entre les deux extrêmes, un classe moyenne avait pignon sur rue, des médecins, des commerçants. Ce n’était pas que les juifs étaient plus intelligents, ou raffinés que les Roumains, non, c’était la conséquence d’une loi qui leur interdisait de posséder de la terre dans un pays où l’économie reposait essentiellement sur l’agriculture. Leur « réussite » était en quelque sorte le résultat inattendu d’une mesure discriminatoire….Nous savions que depuis 1919 tous ces juifs étaient officiellement roumains. Mais ils demeuraient cependant des juifs, des étrangers et ne seraient jamais de véritables roumains »

Jana n’avait pas été jusque-là consciente ce que signifiait réellement « le problème juif qu’il faudrait un jour régler si nous tenions à rester maîtres chez nous », comme le disait la plupart des roumains ?

Mais, lorsqu’elle fut témoin d’une violence commise envers un écrivain juif, M.Sebastian Mihail, invité par son professeur de littérature « Mme Costinas », Jana éprouva un sentiment d’étouffement. Une porte s’était ouverte, une prise de conscience, un grand sentiment de révolte….. D’autant plus que son frère, Stephan, avait participé à cette attaque. Un  lien très fort se tissa avec Mme Costinas et un sentiment confus avec Mihail.

Un sentiment confus, mais aussi un sentiment d’incompréhension car  Eugenia s’interroge sur la passivité de l’écrivain lors de l’agression dont il fut victime. Celui-ci lui répondit :

«  La révolte…La révolte peut être utile dans certaines confrontations, mais dans le cas présent elle serait idiote. Elle m’isolerait dans ma condition de juifs au lieu de me permettre d’accéder à ce qui se joue dans la tête de ceux qui me frappent. La révolte, cela reviendrait à me draper dans la jouissance de l’injustice, dans le plaisir secret de souffrir, même s’il y a quelque chose d’étrange à associer ces deux mots, plaisir et souffrance. C’est pourquoi je préfère prendre la chose avec humour, et, dans le même temps, essayer de saisir pourquoi des gens qui ne me connaissent pas, auxquels je n’ai causé aucun tort, veulent me voir disparaitre…Je voudrais être antisémite pendant cinq minutes pour sentir en moi un ennemi à supprimer… »

Cette passivité de la part des juifs, Jana aura beaucoup de mal à l’accepter.

Elle décide alors de quitter Jassy pour s’installer à Bucarest pour suivre un séminaire afin de devenir professeur de littérature.
Elle se met à fréquenter Milhail, à ressentir des sentiments amoureux pour lui, bien que celui-ci soit profondément amoureux de Leny, une comédienne jouant la plupart des rôles importants de ses pièces. Cette histoire d’amour entre Eugenia et Milhail apportera quelques parenthèses chaleureuses dans un monde sombrant dans le chaos.

En janvier 1938, la situation se dégrade. Même les amis de Mihail ne lui cachent pas leur animosité envers les juifs et lui tiennent des propos dont ils ne semblent pas mesurer l’indécence et la cruauté.

 

Une de ses amies, actrice, Marietta Sadova, lui exprima clairement sa position, lors d’une soirée :

 «  Mihail, je serais la première à regretter ton départ, mais aujourd’hui que le mouvement est en marche, il faut aller jusqu’au bout et, quels que soient nos liens avec certains juifs, je le dis avec regret, et débarrasser une fois pour toute notre pays d’une population qui vit à nos dépens.

Doit-on supporter que notre pays croule sous le poids des juifs au prétexte que nous avons quelques illustres amis juifs ? Ils sont partout, ils tiennent le crédit, ils tiennent le pétrole, les forages, les mines, le chemin de fer, les compagnies maritimes et d’aviation, les hôtels, ils occupent tous les postes stratégiques, y compris le lit du roi avec cette putain de Magda Lupescu, pendant que notre reine légitime est en exil. Surement pas ! Ils nous enlèvent littéralement le pain de la bouche quand nous autres, Roumains de sang, peinons à trouver de quoi survivre……………Nous n’allons pas agoniser pour les beaux yeux de ce monsieur Clemenceau qui, de surcroît, n’est plus de ce monde. »

Quant au roi en poste, Carol II, son attitude était incompréhensible. D’un côté,  il essayait de calmer les violences, puis d’un autre, il mettait au pouvoir des ministres antisémites ? Comme le disait Talleyrand, « EN POLITIQUE IL N’Y A PAS DE CONVICTIONS, IL N’Y A QUE DES CIRCONSTANCES »

Jana partageait sa vie entre l’horreur des évènements et l’ivresse de ses lectures et quelquefois,  s’interrogeait sur le devenir de sa famille scindée en 2.

Puis, à partir d’août 1939, ce fut l’escalade vers l’horreur. L’Allemagne signa un pacte de non-agression avec la Russie. L’Allemagne pouvait donc envahir la Pologne. L’Angleterre rentra en guerre, suivie par la France, quelques heures après…Bucarest fut envahi par les réfugiés polonais. Le 1erministre roumain Calinescu fut abattu dans la rue par les légionnaires. La raison était, sans doute, son rapprochement avec les Occidentaux…La répression fut terrible…Trois cent légionnaires furent chassés et tués dans la rue.

En janvier 1940, « les nouvelles qui arrivaient de Pologne concernant le sort des juifs dépassaient en horreur tout ce que les roumains auraient pu imaginer, et les nazis étaientaux frontières roumaines.

 «  Qu’adviendra-t-il des juifs de Roumanie….Mihail ne se faisait aucune illusion : ils nous assassineront, Jana, comme ils assassinent ceux de Pologne. La mort planait au-dessus de l’Europe, silencieuse, suspendue à la prochaine initiative de Berlin »

Le 10 mai, l’Autriche est annexée, la Tchécoslovaquie et la Pologne sont occupées, le Danemark vient de tomber. La Roumanie attend une réaction ferme et décisive de ses partenaires, la France et l’Angleterre. Mais le 22 juin, la France du Maréchal capitule.

Les légionnaires et leur chef, Horia Sima sont reçus par Goebbels.

 «Huit jours après l’amnistie, le 28 juin, le voile tout entier fut levé sur une terrifiante réalité : sollicité par le roi, Horia Sima avait accepté d’entrer au gouvernement. Ainsi le souverain nommait-il ministre l’homme qui avait orchestré l’assassinat de son premier ministre neuf mois plus tôt. Par cette décision, il réhabilitait un mouvement fasciste et criminel. Mesurait-il combien ce revirement était à la fois insultant pour son peuple et absolument immoral. »

La haine et la violence étaient omniprésentes. L’invasion de provinces roumaines par l’Armée rouge,  l’expropriation des juifs et la prise de possession de tout ce qui leur appartenait de façon plus que violente et insoutenable. Battus, laissés pour mort, enlevés………puis le pogrom de Jassy.

La guerre éclata et Jana s’interrogeait sur la métamorphose qui s’opérait chez un individu normal en période de guerre.

 « Je ne peux pas réduire ces hommes à leur inhumanité, je dois dire aussi de quelle façon ils sourient à leur femme, avec quelle tendresse ils caressent les cheveux de leurs enfants, car sinon ce serait feindre de les comprendre alors qu’en vérité ils nous confrontent à quelque chose d’inexplicable ».

Jana nous relatera très précisément et sur un ton très incisif toutes les étapes qui marqueront l’escalade dans l’extermination des juifs présents en Roumanie, jusqu’à la phase ultime où :

 «  Ce dimanche soir 29 juin, les rues offraient un spectacle de liesse horrifiant : tandis que de partout, surgissaient de nouveaux convois de juifs marchant les mains en l’air, encadrés par des soldats roumains et souvent précédés d’une automitrailleuse allemande ou de motards de la Wehrmatcht, les trottoirs s’étaient remplis d’une foule joyeuse à l’annonce de la fin des combats. Les juifs avaient prétendument tenté de livrer la ville aux parachutistes communistes et ils avaient perdu la bataille, il était donc légitime qu’ils soient massivement arrêtés, comme il était légitime que la population chrétienne de Jassy se réjouisse de sa prétendue victoire. La confrontation entre les deux peuples de notre ville avait été longuement préparée par les campagnes de propagande du SSI, relayées par les messages mensongers du colonel Lupu. Et voilà, nous étions arrivés à ce tournant du pogrom où les civils sont psychologiquement prêts à prendre le relai des autorités et de l’armée dans la destruction de l’ennemi juif… »

Continuer à accompagner Jana dans cette tourmente, nous ne sommes qu’en juin 1941, la guerre n’est pas terminée. Elle continuera, de son côté, à vous faire vous questionner, à vous tenir en éveil, jusqu’à sa réflexion sur l’écho du massacre des juifs dans la conscience et la vie quotidienne de tous ceux qui se sont pliés et qui ont même participé aux actes d’antisémitisme……..

Jana parvient à interpeler le lecteur sur l’attitude des humains dans une guerre effroyable.

L’auteur, Lionel Duroy, journaliste et écrivain français, est issu d’une famille d’origine noble mais désargentée, laquelle a longtemps partagé des idées d’extrême droite. Sa jeunesse dans ce milieu l’a marqué profondément et  a été  le terreau de plusieurs de ses livres » dont EUGENIA .

Compléments de lecture :

Je pourrais faire un lien avec deux autres livres que j’ai lus, « Avant que les ombres s’effacent » de Dalembert et « Décadence de fin de siècle » de Michel Winock.

Le 1errelate l’ histoire émouvante, celle de la famille « Schwarzberg », en errance à travers le monde pour échapper à la haine antisémite, de Lödz en Pologne, en passant par Berlin, pour ensuite se disperser aux Etats-Unis, en Israël et Haïti, dernier refuge du protagoniste du livre, le docteur Ruben Schwarzberg.

L’auteur, Philippe Dalembert rend ainsi un hommage tendre et plein d’humour à sa terre natale, Haiti, qui a décidé de secourir les malheureux israélites, victimes d’Hitler.

Ce livre, d’une très belle écriture, traite de façon sérieuse et légère, sans pathos, avec beaucoup de hauteur et de dérision, le destin d’une famille appartenant à « un  peuple habitué à marcher depuis la nuit des siècles » qui doit faire face, avec beaucoup de pragmatisme à la dure réalité de leur histoire.

Le 2èmenous informe sur l’origine de l’antisémitisme en Europe.

C’est un essai sur la décadence, basé sur une étude précise de la période allant du début 1882 à la fin 1897.

A travers les écrits célèbres mais aussi à travers toutes les productions intellectuelles, pièces de théâtre, pamphlets, journaux, œuvres d’art diverses l’auteur nous fait voyager au cœur de la société française au cours de ces années-là.

Il consacre un chapitre fondamental à la montée de l’antisémitisme qui connait une première grande vague dans les années 1880 dominée au départ par le caractère religieux. Puis le sentiment se répand aussi chez les incroyants et connaitra une phase de paroxysme avec l’affaire Dreyfus.

Au cours de son récit très documenté et exhaustif des évènements, Michel Winock nous permet de voir à quel point le bouc  émissaire idéal qu’est le « juif » a de façon systématique symbolisé tout ce que le  « bon peuple » pouvait abhorrer. De la figure emblématique du baron Rothschild à Dreyfus en passant par les Francs-maçons, les juifs ont étés accusés de tous les maux de cette fin de siècle.

Il nous fait remarquer que l’opposition entre Aryens et Sémites était déjà présente dans certains écrits, par exemple dans le livre d’Edouard Drumont « La France juive », paru en 1886 qui connut un certain succès et dont l’auteur journaliste, écrivain puis député est considéré par beaucoup comme le fondateur de l’antisémitisme français.

Ce livre montre de façon parfaite comment les intellectuels peuvent influencer la pensée des classes populaires en souffrance en leur proposant des coupables idéaux autours desquels ils cristalliseront leurs douleurs et leurs frayeurs. L’aboutissement final de ces rancœurs dépasse de loin le bon sens et la réflexion et peut produire à terme la montée en puissance de partis extrêmes initiateurs d’évènements catastrophiques.

Description des phases successives de l’évolution de la pensée antisémite à la fin du 19iéme siècle :

Phase 1 : Au niveau religieux, opposition classique entre le catholique et le juif, portée par exemple par le journal « La Croix » et de nombreux auteurs catholique « intégristes ».

Phase 2 : Au niveau des classes, opposition entre le prolétaire « pauvre » et le banquier « riche » symbolisé par la famille Rothschild d’origine juive.

Montée en puissance d’une pensée républicaine hostile à l’étranger. Apparition du terme « rital », massacre des italiens d’Aigues-Mortes en 1893.

Phase 3 : Le juif attire à lui toutes les haines, bouc émissaires idéal, ennemi désigné, responsable de tous les maux d’une société en mal de repères.

Avènement d’un antisémitisme aux sources multiples qui règne en France mais aussi dans toute l’Europe voire tout l’occident.

Commentaire de MH.

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